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Jemma avait toujours cru que ce genre de désastre n’arrivait qu’aux autres, une attitude stupide dans une Europe où les disparitions d’enfants touchaient, selon les dernières statistiques, une famille sur cinq.

Assise sur le petit lit de la chambre aux couleurs pastel, elle serrait à s’en tétaniser les bras l’ours en peluche qui avait partagé pendant neuf ans les nuits et les chagrins de sa fille. Ou plongeait le nez dans l’un des vêtements portés par Manon. De la chair de sa chair ne subsistaient que de vagues senteurs de cannelle et de miel, peu à peu absorbées par le désespoir et les ténèbres.

Le pire était de ne pas savoir ce qu’était devenue sa fille.

« Une fugue peut-être ? » avait lancé le lieutenant de police, un homme d’une trentaine d’années dont la face poupine se perchait au-dessus d’épaules d’haltérophile.

Impossible. Plus craintive qu’une biche, Manon avait besoin de la présence de sa mère ou d’une camarade pour franchir à pied les cent cinquante mètres qui séparaient la maison de l’école, placée au cœur de la résidence. Fuguer n’était ni dans ses intentions ni dans ses possibilités.

« Je vous conseille de vous préparer au pire, madame, avait murmuré le lieutenant. De toute façon, il vaut mieux pour elle et pour vous qu’elle soit… enfin, vous me comprenez… Ne pas attendre pour faire votre deuil… »

Ses paroles, lâchées avec l’insupportable compassion de circonstance, puaient les cours de rattrapage. Les flics d’Europol en étaient réduits à enrober leurs propos de psychologie de bazar pour jeter leur impuissance à la face des parents désespérés. On avait bien traîné devant les médias une cinquantaine de personnalités impliquées dans les réseaux pédophiles, dont un ministre français du gouvernement européen, un acteur célèbre et une ancienne gloire du sport mais, comme les gosses continuaient de disparaître par centaines, comme on n’en retrouvait pas un sur cent, les keufs avaient fini par jouer la carte du pire. La carte du deuil. Noyer dans le chagrin la colère des familles.

Imaginer Manon morte, dépecée pour alimenter le commerce des organes ou prisonnière d’un bordel pour pervers, était au-dessus des forces de Jemma. L’espoir fou et cruel qu’elle avait caressé les premiers temps de sa disparition s’amenuisait chaque jour, chaque heure, chaque minute. Le phare de son existence menaçait de s’éteindre. Définitivement. Elle ne se sentait pas capable de survivre à sa fille.

Sa carrière ? Comment pouvait-on accorder de l’importance à ce genre de foutaises ? Entrée comme visiteuse médicale à la BioFis, fleuron de l’industrie pharmaceutique mondiale localisée à Shanghai, elle avait obtenu la confiance de ses supérieurs, tous chinois, et conquis à la force du poignet le poste de directrice commerciale pour l’Europe du Sud. Mais elle n’avait montré les griffes et les dents que pour offrir à Manon les chances qu’elle-même, fille unique de petits commerçants, n’avait pas eues.

Quant à sa vie sentimentale, les mecs qui échouaient dans son lit ne manquaient pas de bonne volonté, mais, les pauvres baisaient comme des pieds, ou bandaient mou, ou ronflaient, ou puaient, ou étaient plus velus que des singes, ou déplaisaient à Manon, ou culpabilisaient de tromper leur femme, ou présentaient un autre de ces horripilants petits défauts qui les disqualifiaient systématiquement au réveil. Par chance ils se prêtaient de bonne grâce au rituel de la capote – pas question de fabriquer un gosse par inadvertance – et leur sperme piégé par le latex ne la souillait pas – elle qui mettait déjà un temps fou à se dépouiller de leur sueur, de leur salive, de leur saveur, de leur odeur… Avec la vague puritaine qui déferlait sur l’Europe, les capotes, très difficiles à trouver car le cours du latex égalait déjà celui du pétrole ou de l’or, restaient quasiment la seule forme de contraception envisageable. Jemma couchait pour entretenir la mécanique de la séduction, selon les conseils des magazines féminins oubliés dans le grenier de la maison de ses parents, mais les objets de ses désirs étaient condamnés avant même de succomber à ses regards : elle ne souhaitait pas vraiment s’encombrer d’un mâle depuis que le père de Manon l’avait plaquée pour une blondasse pouffiasse pétasse connasse anorexique d’un mètre quatre-vingt-deux.

Lorsque Jemma avait annoncé la disparition de leur fille à son ex, il s’était contenté de vitupérer contre son manque de vigilance. Quand donc se déciderait-elle à devenir une personne responsable, RES-PON-SA-BLEU, RAI-SON-NA-BLEU, A-DUL-TEU ? Le beau, l’immonde salaud. Lui qui n’avait pas versé l’ombre d’une pension, lui qui n’avait jamais pris leur fille les week-ends ou les vacances, lui qui ne s’était pas fendu d’un seul coup de fil aux anniversaires ou à Noël, il lui avait maintenu la tête sous un flot de reproches. Il s’était débrouillé pour sortir de l’épreuve sans une éclaboussure sur la conscience – de la même façon qu’il croyait s’être dépatouillé de leur séparation avec une grande élégance en obtenant l’annulation officielle de son mariage par l’Église et en lui concédant la maison. Les deux garçons blonds et brillants que lui avait pondus son ersatz de mannequin, presque aussi parfaits que des clones, suffisaient probablement à combler sa vacuité paternelle.

Manon s’était volatilisée en pleine nuit sans qu’aucune infraction n’eût été constatée. Les rares satellites encore en activité n’avaient pas réussi à localiser son téléphone portable, disparu en même temps qu’elle. Les vigiles de la résidence et leurs horribles chiens n’avaient rien remarqué, les trente caméras n’avaient enregistré que des scènes affligeantes de banalité. Les enquêteurs dressaient le même constat d’impuissance dans la grande majorité des cas. Ils en concluaient que les ravisseurs connaissaient parfaitement les logements, les systèmes de protection, les habitudes des familles et des enfants. Ils avaient relâché les vigiles, premiers suspects, après un passage au « confessionnal » – une technologie venue du Japon qui transcrivait les pensées du suspect en images plus ou moins nettes sur un écran en ADN de synthèse –, puis ils avaient fouiné, sans résultat, du côté des relations et de la famille de Jemma. Comme leurs collègues scientifiques d’Europol n’avaient déniché aucun indice dans la maison passée au peigne fin, pas une rognure d’ongle, pas un cheveu, pas un bout de peau morte, pas une bonne vieille empreinte digitale, pas une goutte de sueur ou de sang, l’affaire Manon était allée grossir l’épais dossier des disparitions inexpliquées.

Le mystère, le trou noir.

Jemma avait refusé l’intercession de radiesthésistes, voyants et ufologues qui affirmaient avec le plus grand sérieux que les enfants disparus effectuaient un séjour instructif dans un vaisseau extraterrestre à des milliers d’années-lumière de la terre et qu’ils reviendraient bientôt révéler aux hommes les secrets de leurs origines. De même elle avait renvoyé sans ménagement les journalistes venus sonner à sa porte. Comment tous ceux-là s’étaient-ils débrouillés pour récupérer ses coordonnées téléphonique, électronique et postale ? Certains flics arrondissaient sans doute leurs fins de mois en revendant des renseignements confidentiels aux charognards qui se nourrissaient de détresse humaine.

Le sommeil ne voulait plus de Jemma. Ayant réglé sa fréquence sur le souffle et le pouls de son enfant, elle ne comprenait pas pourquoi son inquiétude maternelle n’avait pas sonné l’alarme. Elle pouvait s’endormir avec les ronflements 100 dB d’un amant vautré à ses côtés, mais pas avec la toux ou la respiration sifflante de Manon à travers les cloisons. Lorsqu’elle avait découvert la chambre vide, elle ne s’était pas affolée, croyant sa fille aux toilettes, dans la salle de bains ou dans la cuisine. Puis, mordue par l’angoisse, elle avait fouillé la maison de fond en comble, appelé, exploré le jardinet et les environs proches. Au bout d’une heure de recherches fébriles, elle s’était remémoré un reportage du journal télévisé et l’évidence, la terrible évidence, l’avait suffoquée comme une douche glacée.

Après les insupportables formalités policières, Jemma n’était pas retournée au travail. Sa responsable, compréhensive, lui avait accordé six semaines de congés. Dans la voix dégoulinante de compassion de son interlocutrice, elle avait perçu le tranchant de la lame qui allait bientôt s’abattre sur sa nuque. Il n’y avait pas de place pour les mères éplorées dans l’industrie pharmaceutique mondiale. Une femme aux entrailles arrachées n’avait aucune chance de survivre dans la guerre sans merci que se livraient les laboratoires. Même si elle avait touché son dernier salaire, quatre mille six cent vingt-deux euros et cinquante-sept centimes, elle savait que le robinet de la BioFis se fermerait bientôt, le mois prochain peut-être. Depuis maintenant six ans, les entreprises n’étaient plus tenues de respecter de préavis de licenciement ni de verser le moindre centime d’indemnité. Quelques-unes d’entre elles s’étaient réinstallées sur le sol européen après une parenthèse boudeuse dans l’une de ces contrées accueillantes où le modeste employé encaisse avec un sourire béat la misérable poignée de dollars distribuée à la fin de chaque semaine. En contrepartie, les filles prodigues avaient obtenu du gouvernement européen la suppression totale des acquis sociaux. Les petites malignes avaient retrouvé leur main-d’œuvre qualifiée tout en démantelant les vestiges de l’antique armure de protection sociale.

Jemma avait elle-même agité avec conviction le drapeau du tout-libéral, estimant, comme ses confrères et consœurs de la BioFis, que les « sales manies européennes » acculaient les entreprises à l’exil, que la flexibilité était le nerf de la compétitivité, que le travail devait être rémunéré au mérite, que le marché se régulait de lui-même, qu’il convenait de limiter au strict minimum les interventions du politique dans l’économique (subventions et avantages fiscaux restaient toutefois bienvenus).

À l’occasion de missions en Europe du Sud, Jemma avait constaté que la misère montait dans les villes à la façon d’une eau sournoise et sale. Sa conscience professionnelle avait étouffé sa peur et sa commisération naissantes. Elle se déplaçait pour animer les séminaires commerciaux, pour parler stratégie, produits, objectifs, pas pour se mêler à la foule des inadaptés aux bouches édentées, aux cheveux crasseux et aux ongles noirs, qui ondulait de chaque côté de son taxi. Ni pour laisser les interrogations, les doutes, les frayeurs s’infiltrer dans son esprit. À ceux qui regrettaient l’abandon des vieilles valeurs, elle opposait la théorie de l’évolution, revenue en grâce après les dogmes créationnistes du début du siècle – l’Église s’était sortie du piège en déclarant compatibles les deux théories, l’évolution ayant de façon logique suivi la création : seuls les forts, traduire les bons chrétiens, méritaient de survivre dans un monde miné par les attentats suicides, les enlèvements, les pandémies, les catastrophes et les guerres.

Jemma n’avait pas ressenti la rupture avec le père de Manon comme une blessure. Elle avait encaissé la gifle et s’était servie de sa colère pour rebondir et franchir quelques échelons supplémentaires dans la hiérarchie de la BioFis. Elle avait su transformer ses échecs en réussite, ses faiblesses en force. Elle avait appartenu au clan des forts, des méritants, des vainqueurs, jusqu’au jour maudit où des salopards lui avaient ravi Manon. Que lui restait-il à présent ? Des larmes, des regrets brûlants qu’elle ne pourrait pas apaiser, un ventre béant, des milliers de photos numériques aux couleurs inutilement vives, des bouts de films dérisoires, des piles de vêtements et de chaussures flambant neufs que Manon ne mettrait pas pour la rentrée, des tonnes d’antidépresseurs qui ne parvenaient plus à l’abrutir, une maison qui transpirait la tristesse, l’ennui, le vide.

Parfois, à bout de chagrin, Jemma allumait machinalement la télé et regardait passer le cortège des atrocités terrestres. Avant la disparition de Manon, elle ne prêtait guère attention à la douleur du monde, peut-être parce que le plasma de l’écran filtrait et édulcorait les images. Ou bien parce que, retranchée dans l’un de ces bunkers où se regroupaient les forts, elle se croyait hors d’atteinte, préservée de la souillure humaine. Quelque part dans le monde, des extrémistes encagoulés décapitaient un homme, une femme ou un môme face à l’objectif d’une caméra, un conflit se déclarait le long d’une frontière improbable, des ouragans soufflaient à répétition sur des archipels, des cyclones déferlaient sur des plaines ravagées, le désert dévorait un continent à pas de géant, des violences interethniques ou interreligieuses éclataient dans les métropoles, des affrontements sanglants opposaient la milice d’un quartier protégé à une bande de pillards, une phalange répandait la terreur dans un quartier dévasté. Bien que les présentateurs n’eussent jamais mentionné le nom de sa fille, elle se sentait désormais intégrée à la ronde des horreurs qui tournoyaient dans l’étrange lucarne. Associée à ces femmes échevelées qui brandissaient le corps ensanglanté de leur enfant. À ces familles réfugiées sur le toit de leur maison inondée. À ces corps éventrés, déchiquetés, calcinés sur les trottoirs. À ces passants tirés comme des lapins par des fanatiques planqués dans les bâtiments délabrés. Le malheur avait traversé le plasma de l’écran. Dire, dire qu’on avait osé accoler, vingt ou trente ans plus tôt, le nom de téléréalité aux inepties de célébrités faisandées recluses dans une ferme, sur une île ou dans un bagne d’opérette, aux braillements d’adolescents prisonniers d’une usine à gloire, aux métamorphoses chirurgicales de femmes déformées par les grossesses et la mal bouffe.

Les deux téléphones portables de Jemma avaient sonné sans interruption après le rapt de Manon. Submergée de messages, elle avait refusé de se réfugier dans le cocon familial comme le lui avaient suggéré ses parents. Pas envie, vraiment pas, d’endurer leurs regards mouillés, leurs reproches muets, leur tendresse maladroite, leur marchandage affectif de petits commerçants. Ils ne lui avaient pas pardonné la rupture avec le père de leur petite-fille, un gendre qu’ils appréciaient. Bel homme, bon père, bon mari, belle situation, beau parleur, il étanchait leur soif de reconnaissance sociale, il leur donnait l’impression d’appartenir à un monde auquel leur travail acharné et servile ne leur avait pas permis d’accéder. Ils tenaient leur fille pour seule responsable de la séparation, la preuve, l’Église avait reconnu la nullité du mariage, ils se vengeaient en critiquant l’éducation de Manon, tu la gâtes trop, elle répond, ce qu’il lui faut c’est de l’autorité, sois plus présente avec elle au lieu de céder à tous ses caprices. Jemma était persuadée qu’en leur for intérieur, ils l’accusaient de la disparition de Manon. La culpabilité était l’arme principale de leur arsenal émotionnel. Sa mère s’y entendait comme personne pour se glisser dans les failles et, une fois dans la place, répandre le venin du dénigrement, du dégoût, du remords. Ils pleuraient la perte de leur petite-fille, on ne pouvait mettre en doute la sincérité de leur chagrin, mais, lorsque Manon leur avait été confiée, ils l’avaient accablée de préceptes moraux et de règles de savoir-vivre au lieu de la couvrir de tendresse. Le groupe catholique intégriste qu’ils fréquentaient avec assiduité depuis cinq ou six ans avait fini de les dessécher. Sans doute se croyaient-ils enfin admis dans le grand monde au contact de leurs compagnons de prières, des bourgeois nostalgiques d’une époque où les messes se disaient en latin et les rôles se distribuaient à la naissance ? Éreintée par quinze années de guerre, sapée par les extrémismes qui proliféraient dans les cités en ruine, la société européenne se refermait en cercles de plus en plus étroits, de plus en plus hermétiques.

Après les paroles usuelles de réconfort, les amis de Jemma n’avaient plus donné signe de vie. Hors de question de se compromettre avec une relation touchée par la poisse et passée dans le camp des faibles : elle perdrait bientôt son travail, elle n’aurait plus les moyens d’entretenir sa maison, elle serait expulsée de la résidence, elle irait grossir la multitude des inadaptés, et puis il fallait préserver l’insouciance des enfants, les pauvres chéris avaient déjà tant à faire avec les cours particuliers de mandarin ou d’hindi, les leçons de musique et les exercices physiques avec leur coach personnel. Aucune armure, aucun médicament, aucune mesure prophylactique, aucune capote ne protégeait d’une maladie aussi honteuse et contagieuse que la malchance.

La terre s’ouvrait sous les pieds de Jemma. Elle s’enfonçait dans une obscurité épaisse et glacée. À plusieurs reprises elle avait repoussé d’extrême justesse la tentation d’avaler un tube entier d’antidépresseurs et d’arroser le tout avec un litre d’alcool fort. Elle s’était observée sans concession dans le miroir en pied de la salle de bains, les pilules dans une main et la bouteille dans l’autre. Âgée de trente-cinq ans, elle s’en donnait plus de cinquante avec ses cernes violets, son teint blême, ses premières mèches blanches, ses joues hâves et ses seins tombants. Comme la plupart de ses amies et consœurs, elle avait envisagé les injections de Botox et de silicone quand le temps et les soucis auraient creusé ses rides et alourdi ses formes. Curieusement, la chirurgie esthétique n’avait pas souffert de la vague de puritanisme. Au contraire même, l’essor extraordinaire qu’elle avait connu pendant la guerre ne s’était pas démenti après le traité de Bratislava. L’apparence prend une importance démesurée quand on se sent moche et sale à l’intérieur.

Il était sans doute trop tard pour Jemma. La vieillesse l’avait prise de vitesse. En quarante jours. Elle s’était racornie de l’intérieur et de l’extérieur. Trop de larmes versées. En elle ne jaillissait plus aucune source, plus d’eau ni de sang, plus d’humeurs ni de règles. Femme en voie de désertification, mère morte.

 

Elle gisait sur le lit de Manon quand un fracas brisa la désolation de la nuit. Elle baignait si profondément dans ses pensées qu’il lui fallut du temps pour remonter à la surface, hébétée, nauséeuse, l’ours en peluche posé sur le ventre, les mains glissées dans l’échancrure de son peignoir. Elle se souvint qu’elle avait vidé trois ou quatre verres de whisky en croyant que l’alcool l’aiderait à plonger dans l’oubli. Et qu’elle avait longuement hésité avant de remettre les tubes d’antidépresseurs dans leur tiroir.

Des bruits de pas, des éclats de voix, des cliquetis transpercèrent les cloisons et le plancher. Elle ne réagit pas, pétrifiée, engluée dans un cauchemar. Quelqu’un s’élançait pourtant dans l’escalier, quelqu’un marchait dans le couloir de l’étage, quelqu’un s’engouffrait dans la première chambre, quelqu’un explorait la salle de bains, quelqu’un se rapprochait à grands pas de la chambre de Manon.

Jemma parvint enfin à se redresser lorsque la porte s’ouvrit et que la lumière brutale du plafonnier éclaboussa la petite pièce. Une silhouette se dressait au pied du lit. Une combinaison noire, deux éclats tranchants dans les fentes oculaires d’une cagoule, le canon brillant d’un fusil d’assaut.

Le premier réflexe de Jemma fut de resserrer les pans de son peignoir sur sa poitrine et ses jambes.

« Qu’est-ce… qu’est-ce que vous…

— Ta gueule ! »

L’homme projeta l’ours en peluche contre une cloison et glissa l’extrémité de son fusil d’assaut sous le peignoir. La fraîcheur piquante de l’acier sur son ventre réveilla la nausée de Jemma et déclencha une salve de tremblements qui la laissa pantelante sur le lit. Des bribes d’un reportage consacré aux phalanges d’un ordre clandestin lui revinrent en mémoire. Des fanatiques vêtus de noir qui se présentaient comme les nouveaux fantassins du Christ Roi et s’efforçaient d’éradiquer du territoire européen les vestiges des autres religions. L’une de ces légions paramilitaires chargées d’entretenir la terreur du littoral atlantique aux frontières orientales de Roumanie et de Pologne, et probablement manipulées par les mafias. Quelques-unes d’entre elles continuaient d’arborer sur leurs uniformes les deux L de Loi et Lance, les symboles de l’ancien despote assassiné.

Elle se demanda ce que cet épouvantail fichait chez elle. Des voix et des bruits de pas achevaient de démanteler le silence au rez-de-chaussée. Combien étaient-ils ? Comment étaient-ils parvenus à tromper la vigilance des cerbères et des caméras de surveillance de la résidence ?

L’intrus écarta les pans du peignoir et, avec un grognement, plongea l’extrémité du canon entre les cuisses de Jemma. La mort, cette mort qu’elle avait appelée de tous ses vœux les jours précédents, s’était invitée chez elle.

Elle n’en voulait pas. Pas maintenant.

La mort, décidément, était mal faite.

Les Chemins de Damas
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